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Révélations et remontrances
Je revins à moi, étendu encore une fois sur le Sol, en plein sous cette diabolique lumière verticale.
Je me hissai sur les coudes et frottai mes yeux éblouis. Mon ami morlock était encore là, immobile, juste à l’extérieur du cercle lumineux. Je me relevai sans joie aucune, ayant compris que ces Néo-Morlocks allaient me donner du fil à retordre.
Le Morlock s’avança dans la lumière ; ses grosses lunettes bleues lançaient des éclairs. Il s’adressa à moi comme si rien n’avait interrompu notre dialogue.
— Je m’appelle Nebogipfel, dit-il en reprenant avec ce nom la diction informe coutumière aux Morlocks.
— Nebogipfel. Très bien.
À mon tour, je lui dis mon nom ; au bout de quelques minutes, il était capable de le répéter clairement et distinctement.
C’était le premier Morlock dont j’eusse appris le nom – le premier qui se distinguât de la masse de ceux que j’avais rencontrés et combattus ; le premier qui fût doté des attributs d’une personne distincte.
— Nebogipfel, soit.
Assis en tailleur à côté de mes plateaux, je frottai la trace rouge des ecchymoses que ma toute dernière chute avait infligées à la partie supérieure de mon bras.
— Vous avez été désigné pour être mon gardien dans ce zoo.
— Zoo.
Il trébucha sur ce mot puis dit :
— Non. Je n’ai pas été désigné. J’étais volontaire pour travailler avec vous.
— Travailler avec moi ?
— Je… nous… voulons comprendre comment vous êtes arrivé ici.
— Tonnerre ! C’est cela que vous voulez ?
Je me relevai et me mis à tourner en rond dans ma Cage de Lumière.
— Et si je vous disais que je suis venu ici à bord d’une machine qui peut transporter un homme dans le temps ? (Je levai les mains.) Et que j’ai moi-même construit pareille machine, avec les mains que voici ? Qu’en dites-vous ?
Il sembla y réfléchir.
— Votre ère, autant qu’on puisse la dater par votre langue et votre apparence physique, est très éloignée de la nôtre. Vous êtes capable de prouesses d’une haute technologie – à preuve votre machine, qu’elle puisse ou non vous transporter dans le temps comme vous le prétendez. Et les vêtements que vous portez, l’état de vos mains et l’usure de vos dents, tout cela indique un stade élevé de civilisation.
— Je suis flatté, dis-je avec une certaine excitation, mais si vous croyez que je suis capable de pareilles choses – que je suis un homme et non un singe –, alors pourquoi suis-je ainsi enfermé dans une cage ?
— Parce que, dit-il d’une voix égale, vous avez déjà essayé de m’attaquer, avec l’intention manifeste de me faire du mal. Et, sur Terre, vous avez grièvement blessé les…
Je sentis ma colère se ranimer. Je marchai sur lui.
— Vos singes étaient en train de tripoter ma machine ! criai-je. Qu’aurais-je dû faire ? J’étais en état de légitime défense. Je…
— C’étaient des enfants, dit-il.
Ses paroles transpercèrent ma rage. Je tentai de me raccrocher aux vestiges de ma colère autojustifiée, mais ils étaient déjà loin de moi.
— Qu’avez-vous dit ?
— Des enfants. C’étaient des enfants. Depuis l’achèvement de la Sphère, la Terre est devenue une… nursery, un lieu où les enfants peuvent errer à leur guise. Votre machine a éveillé leur curiosité. C’est tout… Ils n’auraient pas sciemment fait de mal ni à vous ni à votre machine. Or vous les avez attaqués avec une grande sauvagerie.
Je reculai. Je me rappelai – j’avais à présent tout loisir d’y penser – que les Morlocks qui trépignaient sans succès autour de ma Machine m’avaient semblé plus petits que ceux que j’avais rencontrés lors de mon premier voyage. Et qu’ils n’avaient jamais tenté de me blesser… à la seule exception de la malheureuse créature que j’avais capturée et qui m’avait alors mordu la main… avant que je lui fendisse le crâne !
— La créature…, celle que j’ai frappée…, a-t-elle survécu ?
— Les blessures physiques étaient réparables. Mais…
— Oui ?
— Les cicatrices intérieures, les cicatrices de l’esprit…, elles, par contre, risquent de ne jamais guérir.
Je baissai la tête. Était-ce possible ? Avais-je été aveuglé par ma haine des Morlocks au point de ne pas reconnaître les créatures qui tournaient autour de la Machine pour ce qu’elles étaient : non pas les créatures, féroces comme des rats, du monde de Weena mais d’inoffensifs enfants ?
— Je ne sais pas si vous comprenez de quoi je parle… mais j’ai l’impression d’être emprisonné dans une de ces « images diascopiques »…
— Vous exprimez de la honte, dit Nebogipfel.
De la honte… Jamais je n’aurais pensé que j’entendisse et acceptasse un jour pareille remontrance de la part d’un Morlock ! Je lui jetai un regard de défi.
— Oui. Très bien ! Et, d’après vous, cela m’élève-t-il au-dessus de la bête, ou cela réduit-il ma bestialité ?
Il ne dit rien.
Alors même que j’affrontais cette horreur intime, une phrase de Nebogipfel accaparait un secteur de mon cerveau moins sentimental. « Depuis l’achèvement de la Sphère, la Terre est devenue une nursery…»
— Quelle Sphère ?
— Vous avez beaucoup à apprendre de nous.
— Parlez-moi de la Sphère !
— C’est une Sphère autour du Soleil.
Quelle surprenante révélation dans ces quelques mots ! Et pourtant… C’était donc cela ! L’évolution solaire que j’avais observée dans le ciel accélérée par le temps, la Terre privée de la lumière de son étoile…
— Je comprends. J’ai assisté à la construction de la Sphère.
Les yeux du Morlock semblèrent s’écarquiller dans une mimique tout à fait humaine tandis qu’il considérait cette information inattendue.
Et je commençais à comprendre certains autres aspects de ma situation.
— Vous avez dit, hasardai-je, « Sur Terre, vous avez grièvement blessé…» ou quelque chose d’approchant.
Drôle de façon de s’exprimer, songeai-je alors, si j’étais encore sur Terre. Je levai la tête et laissai la lumière tomber sur moi.
— Nebogipfel… sous mes pieds… Que voit-on à travers ce Sol transparent ?
— Des étoiles.
— Pas des représentations, pas une sorte de planétarium…
— Des étoiles.
J’opinai du chef.
— Et cette lumière qui vient d’en haut…
— C’est celle du Soleil.
J’aurais dû le savoir. J’étais éclairé par la lumière d’un Soleil au zénith vingt-quatre heures sur vingt-quatre ; je me tenais sur un Sol au-dessus des étoiles…
J’eus l’impression que le monde bougeait autour de moi ; j’avais des vertiges et j’entendais dans mes oreilles comme un lointain tintement. Mes aventures m’avaient, une fois déjà, fait traverser les déserts du temps mais, à présent – grâce à ma capture par ces étonnants Morlocks –, j’avais été projeté dans l’espace. Je n’étais plus sur Terre : j’avais été transporté à l’intérieur de la Sphère solaire des Morlocks !